Nicolas Moinet, directeur de l’excellente formation en Intelligence Economique de l’ICOMTEC, publie « Petite histoire de l’Intelligence économique : une innovation à la française ».
Il y développe notamment l’idée que l’intelligence économique étant une culture du renseignement, on ne la développera pas contre ses racines mais plutôt en diffusant la culture du renseignement.
Autre idée forte de l’ouvrage, si l’intelligence économique s’est développée dans les années 90 en France, c’est notamment que l’« intelligence » n’avait pas passé l’Atlantique dans les années 70 et 80 avec le discours sur la stratégie d’entreprise. On voit pourtant qu’elle est intégrée chez les anglo-saxons (Aguilar, Ansoff, Wilensky, Porter…). Il faut donc attendre qu’un jeune universitaire, Philippe Baumard (via Steven Dedijer et Robert Guillaumot) importe les morceaux manquants en France et rencontre la culture du renseignement de Christian Harbulot pour que naisse la dynamique du rapport Martre malgré des élites françaises qui ne comprennent pas grand-chose à l’intelligence à l’anglo-saxonne. Puis cela retombe sous Juppé et Jospin et il faut attendre le rapport Carayon (un Député qui vient d’écrire des rapports sur… le renseignement) pour que la machine se relance. Cerise sur le gâteau : Alain Juillet est disponible pour dynamiser l’après-rapport, lui, un homme de renseignement et d’entreprise formé au management dans une université américaine.
Cet ouvrage a été parrainé par l’Institut National des Hautes Etudes de la Sécurité et de la Justice (INHESJ) et vous pourrez vous le procurer ici: http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=30875
Ci-dessous un extrait de l’ouvrage sur les journalistes et l’IE.
Extrait:
«
Dans un article intitulé « Barbouzes ou managers ? » (Ecographie, 2006), Sophie Lemaire, une future journaliste alors en fin d’études au Centre de Formation des Journalistes de Paris, analyse la question de la couverture journalistique de l’intelligence économique. Outre le flou qui règne encore sur la notion, les caricatures seraient notamment le fait d’une trop forte spécialisation des journalistes économiques et d’un manque de moyens des rédactions qui n’ont pas de spécialiste de la question (à l’exception de Pascal Junghans à La Tribune). Sans oublier la peur d’être les victimes de professionnels de l’intelligence économique considérés parfois comme des maîtres de la manipulation.
Interrogé par les apprentis journalistes, Bernard Carayon estime que l’intelligence économique est très mal traitée parce que « les journalistes ne lisent pas. Ils sont soumis à la même pression que les élus, toujours dans l’urgence (…) L’AFP continue de m’interroger sur l’espionnage, ce qui prouve qu’ils ne connaissent pas le sujet et qu’ils n’ont pas le temps de réfléchir. Le plus souvent, les journalistes se contentent de compiler des dépêches » (Carayon, propos recueillis par Damien Dubuc in Echographie, 2006, p 41). Et d’ajouter cette analyse organisationnelle sur le traitement de l’intelligence économique par les journalistes :
« L’intelligence économique est, par définition transversale, c’est-à-dire qu’elle ne concerne pas tel ou tel secteur de l’économie en particulier. J’ai aussi montré dans mon rapport que l’intelligence économique ne peut se réduire à de la veille technologique ou à de l’espionnage. C’est une lecture de la mondialisation et une analyse des distorsions de concurrence. C’est une analyse globale, même si des secteurs comme la défense, l’énergie, la pharmacie ou l’aéronautique sont plus spécialement concernés. Or, dans les médias, c’est le journaliste économique ou celui qui s’occupe des problèmes d’environnement ou liés à la défense, qui traitera de l’intelligence économique, au gré des affaires qui touchent telle ou telle entreprise. Ils n’ont pas cette vision transversale du problème qui permettrait d’en saisir les enjeux et la complexité. » (Carayon, propos recueillis par Damien Dubuc in Echographie, 2006, p 41).
Ajoutons à cette analyse que le traitement journalistique de l’intelligence économique est également influencé par le discours des acteurs eux-mêmes. Outre la qualité d’anciens agents de renseignement de nombreux responsables (voir le chapitre 3), souvent les plus médiatiques, le « Storytelling » (Salmon, 2007) de l’entreprise « récitante » (D’Almeida, 2001) s’appuie sur une vision romanesque de la vie économique.
Au final, l’intelligence économique et ses notions associées, la « guerre économique » ou le « patriotisme économique » sont le fruit d’un syncrétisme, c’est-à-dire d’une fusion d’éléments culturels hétérogènes mais aussi d’une perception globale et confuse qui permet en même temps d’entrer dans « l’hypercompétition » mondiale et de s’en défier. Une position « schizophrène » tout fait propre à cet esprit national qualifié à l’époque de « gaulois » (Salomon, 1985 ; Pichot-Duclos, 1994) et qui est à mettre en parallèle avec l’invention du « retard français » comme rhétorique de l’insuffisance et du changement (Bouchard, 2004) ou le manque de libéralisme d’une économie française qui figure pourtant comme l’une des plus ouvertes du monde et des plus attractives en terme d’investissement directs étrangers (IDE).
Face à l’idée que nous assisterions à la fin de l’histoire (Fukuyama, 1992), nombre d’experts estiment que la guerre est désormais économique et donc qu’elle continue bel et bien d’exister. L’Histoire est sauve et l’actualité ne tardera pas à démentir l’idée d’une pacification d’un monde devenu global. Nul question de reconvertir les espions puisque les conflits armés se portent bien et que la menace terroriste demande aux « pays développés » de continuer leurs efforts en capacités de renseignement quand il ne s’agissait pas de faire face à une véritable crise de l’intelligence (Delamotte B., 2004).
En d’autres termes, l’idée que l’intelligence économique aurait été investie par d’anciens espions désormais au chômage technique est un slogan médiatique qui ne reflète ni la réalité ni les fondements du discours. S’il est exact (cf. cycle du renseignement) que les méthodologies légales du renseignement furent transférées partiellement à la sphère managériale ou du moins à son imaginaire, leur apport fut plutôt limité à quelques grands groupes. Non. Selon nous, la genèse de l’intelligence économique est plus profonde et antérieure à la chute du mur de Berlin. Un syncrétisme va s’opérer en raison de l’accélération du processus de globalisation et d’un raidissement du fait national. Le discours sur la guerre économique ne peut être dissocié de celui sur le patriotisme économique. Mais afin de ne pas sombrer dans un nationalisme qui, à l’époque du Traité de Maastricht, aurait été voué aux gémonies, il était nécessaire de trouver un vecteur – la culture du renseignement, son imaginaire, ses méthodes, son caractère initiatique et ésotérique – et des modèles – le Japon et l’Allemagne, « nains politiques, géants économiques » – qui permettent de cacher la dimension politique derrière les paravents de l’analyse économique.
En ce qui concerne la dimension politique du discours, c’est plus particulièrement le renouveau économique du Japon grâce à des stratégies de conquête basées sur le renseignement économique qui ont conduit de nombreux acteurs à se retrouver autour de la notion de « culture du renseignement » et de « guerre économique ». Mais pourquoi ? En raison que la remontée spectaculaire de la puissance économique d’un Japon qui reste alors un nain politique ? Pourquoi ne pas avoir continué à regarder outre-Atlantique comme l’avait fait Jean-Jacques Servan Schreiber dans les années 60 avec Le Défi américain (1967) ? Pourquoi ne pas s’être bien plutôt focalisé sur le modèle rhénan (RFA), plus proche de nous et dont le Japon s’est également inspiré (Albert, 1991) ?
Derrière cette question du « modèle » et le détour par le Japon, se trouve l’explication de la dynamique française d’intelligence économique.