Dirigeant de l’agence marseillaise MERKAPT, spécialisée en stratégie, innovation et agilité opérationnelle, Philippe Méda a eu la gentillesse de se prêter au jeu de l’interview. Il y livre un regard expert, parfois iconoclaste, sur la stratégie d’entreprise, les innovations en matière de business model et la prise en compte du facteur humain. Une interview à lire jusqu’au bout pour les présentations de son rapport à l’information et de l’intéressante méthode du parrainage…
Bonjour Philippe Méda, pouvez-vous présenter votre parcours jusqu’à la création de votre agence ?
De façon raccourcie : une première phase de ma vie dans la recherche avec un diplôme de docteur ès sciences dans les domaines des biotechnologies, un tournant rapide dans l’industrie avec douze ans de responsabilités dans le milieu de la répartition pharmaceutique et de la distribution médicale. Avec un travail ayant toujours fait le grand écart avec la PME française et les grands groupes internationaux. Depuis 2007 et après un MBA international qui m’a permis de me questionner sur mes envies et ma valeur ajoutée personnelle dans les aventures à vocation économiques, la création de MERKAPT mon agence de stratégie.
Parlez-nous de MERKAPT.
Avec plaisir. MERKAPT est une agence de stratégie et de développement managérial.
Pour être plus précis, nous sommes des spécialistes de l’innovation de business model et des changements culturels en entreprise. Nos clients sont tous des entrepreneurs, quelque soit leur statut ou la taille de l’organisation dans laquelle ils agissent. C’est-à-dire des personnes qui ont une caractéristique essentielle : ils doivent prendre des risques. Et du fait de notre intérêt pour les changements culturels, nous travaillons beaucoup avec des entrepreneurs scientifiques, techniques ou créatifs. Des clients qui doivent équilibrer rapidement le fonctionnement de leur cerveau gauche et de leur cerveau droit, souvent sans temps d’adaptation.
Cela nous conduit aussi à travailler dans les périodes de transitions des entreprises : création, croissance forte, export, structuration et reprise.
Quelles ont été les motivations qui vous ont poussé à la création d’une agence de stratégie et de développement managérial ?
Au départ ce que je pense être ma valeur ajoutée personnelle : une capacité à sortir rapidement des schémas standards, à réfléchir aux problèmes de façon créative et en intégrant des points de vue variés, ou jugés incompatibles. Le constat ensuite que mon MBA n’avait pas apporté de réponse satisfaisante à la plupart des problèmes de stratégie d’entreprise que j’avais vécu (et dû résoudre) pendant plus de dix ans. Il est par exemple frappant de voir à quel point tout chef d’entreprise est désemparé quand on lui demande quelle est la valeur ajoutée qu’il apporte à ses clients. Ou, à quel point la réponse va être banale et à côté de la plaque… Ou la difficulté à synthétiser un business model (quand on fait la différence avec un business plan !).
Stéphanie, mon associée et épouse, m’a ensuite rejoint en 2009 en apportant son expérience de onze ans, dans l’accompagnement des cadres dirigeants de haut niveau à Londres. Entre autres activités elle fait de la recherche sur le mentoring / parrainage d’entreprise, et le développe auprès de nos clients.
Quelle est votre définition de la stratégie d’entreprise ?
J’en ai toujours une définition pragmatique : virtù e fortuna adapté à l’entreprise. La préparation dans le temps long de scénarios qui ne se vérifieront jamais, mais qui dans le temps court, rendent extrêmement plus efficace que les concurrents. C’est un travail passionnant extrêmement spécifique qui doit s’adapter à la fois à la problématique et à la personnalité de nos clients.
De manière générale, trouvez-vous que les entreprises françaises et la stratégie font bon ménage ? Quels sont les freins (culturels, législatifs, économiques,…) à l’élaboration ou à la conduite d’une stratégie d’entreprise en France ?
Je ne me permettrai pas d’en avoir une vision statistique à l’échelle nationale. Mais nous devons tous constater que la réflexion stratégique (le développement d’une vision à long terme), n’est pas la priorité d’un entrepreneur pressé par les urgences du quotidien. Sauf quand cela commence à plus ou moins bien se passer. Même dans le milieu de la création d’entreprise, et des startups technologiques avec qui nous travaillons beaucoup, il y a toujours un grand décalage entre les intentions et ce qui est fait.
Mais je pense sincèrement que tout cela est souvent dû à un déficit de pragmatisme ou d’outils de réflexion adaptés. Je suis en adepte farouche du « so what ? » anglo-saxon. Si l’on développe une vision stratégique grandiose… et alors ? Que se passe-t’il de concret derrière ? Qu’en fait-on ? Quelles vont être les suites tactiques et opérationnelles ?
En France nous sommes souvent en plein décalage : les entrepreneurs ont le nez collé sur la recherche de solution et les consultants sont trop souvent dans une formalisation théorique des problématiques. Ici encore c’est finalement un problème de multiculturalité.
Pensez-vous, comme Frédéric Caramello dans son article « Stratégie, Tactique et Intelligence Economique » que l’ajustement entre la tactique et la stratégie d’une entreprise passe, essentiellement, par le facteur humain ?
Oui bien sûr, comme je l’ai déjà un peu abordé. On ne peut pas organiser une tactique efficace, sans avoir formulé une vision de la situation et défini des intentions : la scénarisation propre à la stratégie, ou la virtù. Si cela est solide, la tactique va pouvoir s’adapter et changer très rapidement en fonction des évènements contingents, la fortuna. Et tout cela est une histoire d’homme. Quels sont les moteurs personnels de l’entrepreneur ? Une créateur d’entreprise à trente ans n’a pas les mêmes projections, qu’un repreneur de cinquante ans. Et cela a des conséquences très directes et très matérielles, dans la réflexion sur le développement du projet, sur ces possibilités, ses besoins en financement, en compétences… Et pour les équipes quelle est la capacité d’adaptation, de réactivité et de flexibilité ? Quitte à nous ramener sur un propos banal, on peut avoir défini comme meilleure stratégie le développement d’une activité export, mais il va certainement falloir que quelqu’un parle (au moins) anglais à un moment, qu’il prenne l’avion et qu’il soit absent une semaine par mois… Dans une entreprise de cinq ou dix personnes, le facteur humain n’est pas une variable d’ajustement à la marge.
Quels sont les principaux enjeux et les évolutions de l’innovation en matière de business model dans les années à venir ?
Ma réponse aura le mérite d’être rapide : la déstructuration.
L’innovation technologique que nous avons connue se désagrège de toute part. Il n’est plus possible en étant réaliste d’inventer une technologie, de se donner quelques années pour la porter sur un marché, de la protéger avec des brevets et d’engranger des revenus. Pour les grands groupes comme pour les TPE le jeu change radicalement. Nokia plus gros vendeur de mobiles au monde est resté sur le produit, pendant que la plus large base de client au monde (l’Afrique et l’Inde) réinventait les usages et les business, avec ses appareils les plus bas de gamme. La Chine recycle nos technologies que nous lui sous-traitons, plus vite que ce que les services de R&D occidentaux et américains sont capables d’imaginer. Le grand public a intégré la dématérialisation des contenus avant que les industriels de la musique, de l’audiovisuel, ou de la presse n’aient eu de solution à proposer. L’industrie pharmaceutique n’a plus quinze ans pour inventer des molécules à peine plus actives que des placébos, et doit survivre en s’appuyant sur des réseaux de startups travaillant sur les pathologies orphelines… Les exemples n’en finissent pas. En parallèle, une TPE régionale a à sa disposition tous les mois de nouveaux canaux de communication, de distribution, de conception.
Des modèles économiques venus des clients s’imposent et très peu d’entreprises sont sortis de leur vision reposant sur la part de marché (quel marché quand l’offre n’existe pas ou change tous les mois ?), d’organigramme (quelle relation hiérarchique a-t’on quand on fait de l’open innovation ?), de brevets (que fait-on quand cette notion juridique n’existe pas pour nos clients ?), de facturation (comment transformons-nous la vente d’un produit dans une boîte, à la location de son usage ?), etc.
Pouvez-vous nous expliquer le concept de« mentoring » ou parrainage ? Quelle est son efficacité ?
Il s’agit cette fois-ci de quelque chose de très ancien. On ne peut pas proposer de formation qualifiante à l’entrepreneuriat, ce qui reste souvent le plus efficace c’est de mettre des entrepreneurs débutants en contact avec des entrepreneurs plus aguerris. Ces derniers n’auront pas de recettes miracles, mais vont apporter du recul, dédramatiser, comprendre plus vite les situations inédites, ouvrir leur réseau et globalement faciliter les choses aux nouveaux créateurs. Une myriade de petites choses qui pèsent lourd. Tout cela peut se faire par le hasard des rencontres, mais nous aidons plusieurs réseaux professionnels à créer les facteurs de succès de ce type d’échange qui est fondamentalement bénévole. Et pour que cela puisse effectivement marcher à grande échelle, il y des règles du jeu à connaître qui ne sont pas intuitives. Imaginez un réseau de cent entrepreneurs, cinquante nouveaux, cinquante anciens. Comment les couples parrain / parrainés se choisissent-ils ? Le parrain a-t’il l’autorisation de tout dire ? À quelle fréquence se rencontrent-ils ? S’autorisent-ils à faire du business ensemble ? Etc.
Quelle place occupe pour vous l’information, tant interne qu’externe, au sein de l’entreprise ?
Plus que l’argent c’est le nerf de la guerre. Dans un monde économique où les règles de ces vingt dernières années ont progressivement disparu les unes après les autres, il faut manoeuvrer vite. Et donc anticiper… voir venir les choses. Personnellement, je ne suis pas naturellement intuitif. Je dois investir de mon temps pour garder plusieurs sujets en vue, identifier les signaux faibles et créer les conditions d’émergence de mes futures idées. Aujourd’hui, je suis par exemple très vigilant sur tous ce qui touche à la monétisation : comment les façons de payer sont-elles en train de bouger. Il n’y a pas de conséquence directe pour mes clients dans les deux ans à venir, mais les usages se préparent à changer pour de nombreuses raisons. C’est clairement un sujet sur mon radar, qui va tout ou tard déclencher quelque chose.
Et dans l’autre sens, je communique très ouvertement autour de moi sur ce que nous faisons. C’est un choix parfois assez radical : mais globalement nous faisons tous pour que l’on nous « vole » nos idées. J’ai un très faible sentiment de propriété sur les idées. C’est la partie la moins coûteuse du travail. Et surtout, cela contribue à ensemencer notre environnement et à le faire aller vers nous. Que demander de plus ?
Pour conclure et en vous remerciant, que vous évoque l’expression « intelligences connectées » ?
Pour moi, c’est mettre l’accent sur les réseaux et les connexions. Comme dans un cerveau c’est plus la capacité relationnelle des neurones qui est importante, leur pouvoir de calcul individuel est assez ridicule. Et dans l’univers de l’entrepreneuriat, l’intelligence ne sert pas à grand-chose. La valeur est dans les interstices, dans la façon dont les cultures s’hybrident, dont les collisions se passent, dont des réseaux se forment. L’exemple le plus cité et peut-être le plus mal compris (puisque nous cherchons à le reproduire à l’identique en France) est certainement celui de la Silicon Valley. Ce n’est pas tellement qu’il y a des esprits plus brillants que les autres dans quelques centaines de kilomètres carrés. Mais c’est qu’ils sont ultraconnectés, toujours en échange et en mouvement. La somme de cette agitation perpétuelle génère un bras de levier formidable.