En 2017, Patricia « Tricia » DeGennaro me faisait l’honneur d’écrire un article pour mon livre « Le renseignement humain à l’ère numérique » sorti quelques mois plus tard chez VA Éditions dans la collection « Indisciplinés » dirigée par Nicolas MOINET. Cet article, loin d’avoir vieillit, gagne à être lu aujourd’hui à l’aune de l’actualité de ces deux dernières années. Elle a eu la gentillesse d’accepter que je le partage ici. Le voici.
Patricia « Tricia » DeGennaro, MBA, MPAest diplômée d’un MBA de l’Université George Washington et d’un MPA en sécurité internationale de l’école Kennedy à l’Université d’Harvard. Son expertise est centrée sur la géopolitique au Moyen-Orient, en Afrique du nord et en Asie. Elle est professeure adjointe en sécurité internationale à l’Université de New-York et travaille pour Threat Tec, LLC, une entreprise sous-traitante de l’armée américaine qui intervient en support du bureau 27, le commandement en charge de la formation et de la doctrine. Les opinions présentées ici lui appartiennent et ne représentent celles d’aucune agence gouvernementale américaine.
(nota bene: Cette biographie n’est pas à jour, je vous invite à visiter son profil Linkedin si vous souhaitez l’actualiser).
« Le combat contre les civils, s’il s’appuie sur la haine, la vengeance, l’envie ou l’insécurité politique ou psychologique, est l’une des tactiques les plus vouées à l’échec de toute l’Histoire militaire. En effet, il est difficile d’imaginer une chose qui porte plus atteinte à la cause de ceux qui usent de cette tactique. »
Caleb Carr, Les leçons de la terreur, Une histoire de la guerre contre les civils, pourquoi cela a toujours échoué et pourquoi cela échouera toujours (2002)
Le 9 juillet 2017, Haider al-Abadi, premier ministre irakien, arrive à Mossoul pour déclarer la victoire face à l’Etat Islamique. La ville est détruite et la population exsangue. Des milliers de morts, des millions de déplacés et qui sait combien d’innocents torturés, violés ou exécutés. Les civils ont été utilisés comme boucliers humains, leurs maisons envahis et piégées à l’explosif dans l’attente d’en tuer ou d’en mutiler encore plus. L’Irak termine une décennie de guerre. Mossoul n’est pas la première ville à souffrir des stigmates de la guerre et elle ne sera pas la dernière. « L’Etat Islamique a détruit le mental de la population, la guerre a détruit les infrastructures et nous en payons le prix » dit un habitant de Mossoul[1].
Partout les populations ont payé le prix d’un monde instable et il semble que cela empire. En 2016, la planète compte 7,5 milliards de personnes[2] et 65,6 millions de déplacés. Du jamais vu depuis la seconde guerre mondiale[3]. Les réfugiés, qu’ils soient encore dans leurs pays ou non, ainsi que les demandeurs d’asile représentent la majorité des déplacés et beaucoup sont victimes de conflits violents ou de guerres. Les gouvernements, les terroristes, les insurgés et d’autres planifient les guerres. Ils en tirent profit en s’appuyant sur les populations dont ils se servent. Et quand bien même elles ne sont pas visées intentionnellement, elles deviennent redevables envers ceux qui se sont battus pour l’influence, les ressources et le pouvoir. Elles sont usées, abusées et souffrent entre les mains de ceux qui choisissent de résoudre les problèmes par la guerre.
Les termes de « civils », de « non-combattants » ou la notion de personnes non-armées pour se défendre sont utilisés pour renforcer l’idée d’éthique dans la guerre. Les leaders présentent souvent les populations comme des victimes, des dommages collatéraux. Du temps des romains, il existait une dimension punitive, intentionnelle sur les civils dont on savait ou dont on supposait qu’ils soutenaient l’adversaire. Historiquement, les populations ont été et continuent à être présenté comme un élément de la guerre que l’on cible avec un minimum d’éthique. En réalité, il se passe généralement l’inverse et les populations, sur le principe qu’il est impossible de les protéger, sont tout simplement ignorées.
Au nom de la guerre ces populations sont ciblées, marginalisées, torturées et tuées, souvent aux motifs de leur ethnie, de leur religion, de leur alliance, … Pourtant l’emploi de tactiques perfides conduit souvent ceux qui les emploient à la défaite ou à la disparition. Par conséquent, il appartient désormais aux nations, aux responsables, aux milices et aux autres de prêter attention à la préservation de la dimension humaine[4] plutôt que de la détruire.
Les populations sont souvent ciblées pour influencer leur loyauté, contraindre leur soutien ou, dans de nombreux cas, faire disparaitre ceux qui refusent de choisir un camp. Ces outils de guerre ne sont pas nouveaux. Toutefois, leur usage est souvent peu judicieux. Il serait plus utile d’utiliser ces outils pour informer, comprendre, protéger, engager et faire interagir les populations dans le respect.
Aujourd’hui, les opérations, qu’elles soient militaires ou non, sont difficiles à dissimuler aux yeux du grand public. YouTube, Facebook, Instagram et les autres peuvent diffuser la guerre et les crimes de guerre en direct. Ils peuvent dire la vérité ou obscurcir les faits. Ils peuvent retourner la volonté des peuples du jour au lendemain.
Comme les populations du monde interagissent de plus en plus, cela peut potentiellement aider ou nuire à la sécurité internationale. Les nations en guerre sont confrontées à une colère locale et mondiale pour leurs actions contre les populations. Avec des moyens de communication en constante croissance, des personnes autrefois non connectées peuvent désormais le faire et agir presque instantanément. Ces interactions ont initié le printemps arabe, ont boosté les efforts de recrutement de l’Etat Islamique à travers toute la planète et ont poussé plus loin la fragmentation de l’Irak après l’intervention de 2003. Ces tendances émergentes de la géographie humaine, qui viennent en réponse aux griefs sociaux et culturels, aux schémas contradictoires, aux réactions diverses de la part des communautés, continuent à poser des problèmes sans fin pour les forces alliées et le succès de leurs missions. Connaitre le domaine humain permet de voir, de sentir, d’anticiper et de manœuvrer, encore plus que sur le terrain physique. Cette connaissance permet de manœuvrer à travers la complexité humaine.
Même si on sait désormais que les sciences sociales et le domaine humain sont d’une importance critique, les militaires ont souvent sous-estimé leurs valeurs. Les partenaires alliés continuent de proposer d’élever l’importance de l’engagement humain dans la planification opérationnelle mais c’est souvent abandonné. Les commandants se confondent en excuses pour expliquer pourquoi ils n’ont pas eu le temps de prendre en compte l’environnement humain. Si certains comprennent que l’engagement humain sur le théâtre des opérations est crucial, ils considèrent souvent que cette problématique incombe à quelqu’un d’autre.
Le célèbre Général prussien Carl von Clausewitz définit la guerre comme « un acte de force pour soumettre l’ennemi à notre volonté »[5]. Selon la doctrine des US Marines : « les conflits futurs seront dominés par des guerres se passant parmi les populations, l’objectif n’est pas d’écraser les aptitudes de guerre de l’opposant mais d’influencer les idées de la population »[6]. Le Général Mattis, secrétaire à la défense Etats-Unienne, exprime un sentiment similaire : « nous devons reconnaitre que la guerre informationnelle, la bataille par les cœurs et par les esprits au sein de l’audience globale est une priorité aussi importante que les opérations militaires elles-mêmes et les évènements tactiques sur le champ de bataille doivent nourrir le récit »[7].
En Irak et en Afghanistan, les forces de sécurité internationales de l’OTAN essaient de comprendre les dynamiques des populations locales, les affiliations tribales et la face cachée des autorités légales. Les experts civils et militaires travaillent ensemble pour informer les stratèges militaires à propos de la culture, de l’Histoire, de la religion et des différences ethniques. Tous ces éléments prouvent que ce sont d’énormes challenges dans l’environnement opérationnel. Ils sont nécessaires pour influencer les populations afghanes à résister contre la brutalité des talibans.
Des Etats comme l’Iran, la Russie et la Chine et des entités comme l’Etat Islamique ou Al Qaeda prennent les sciences humaines et sociales très au sérieux. Ils développent des initiatives hautement coordonnées pour motiver les audiences, pousser des agendas et engager des réseaux amis, neutres ou adverses dans l’environnement opérationnel[8].
La Russie accorde la primauté de ses opérations aux activités d’influence. L’usage de la force conventionnelle militaire ne vient que dans un rôle de support[9]. « L’emploi des moyens non-militaires pour atteindre des buts politiques et stratégiques a grandi et dans de nombreux cas, ils surpassent en efficacité l’emploi de la force des armes » écrit Valery Gerasimov, chef d’État-major des forces armées de la Fédération de Russie et vice-ministre russe de la Défense, dans son désormais célèbre discours sur la doctrine russe[10]. Si cela est vrai, l’armée américaine et ses alliés doivent prendre en compte plus sérieusement l’aspect humain et les sciences sociales dans les opérations militaires et leurs opérations d’information. Par l’étude, l’engagement et la manœuvre dans le domaine humain, l’emploi de moyens cognitifs et non létaux[11], il y a moins de chance de traumatisme, d’expansion de la haine et de destruction humaine dans une volonté de rester pacifique et de travailler collectivement pour un avenir plus prospère. La voie empruntée par les nations et leurs ennemis, aujourd’hui, tend à influencer les gens à plus de violence. Il est temps de forger une autre voie que la voie militaire pour agir.
[1] Iraqi Prime Minister arrives in Mosul to declare victory over ISIS, The New York Times, Tim Arango, Michael R. Gordon, 9 juillet 2017
[3] Rapport des Nations-Unis sur les tendances globales, juin 2017
[4]« La définition du domaine humain met avant les « environnements physiques, culturels et sociaux de l’activité humaine qui existe dans une zone d’intérêt, de conflits ou d’opérations militaires autres que la guerre ». Cependant, la définition reconnaît également la nécessité de comprendre toutes les menaces de sécurité, les groupes socio-démographiques des populations locales, les forces de sécurité/gouvernementales de la nation étudiée, les forces militaires amies, les agences/organisations internationales non gouvernementales, les réseaux de soutien externes de tous ce qui précède, et l’inter-connectivité entre tous ces éléments. » Small Wars Journal, Conceptualizing Human Domain Management, Lihou and Nieves, 4 avril 2014
[5] “Clausewitz” in Makers of Modern Strategy: From Machiavelli to the Nuclear Age, 45. Peter Paret, Princeton, N.J.: Princeton University Press, 1996.
[6] “Marine Corps Combat Development and Integration, Marine Corps Operating Concept for Information Operations (ADA578)” (Quantico, VA: U.S. Government Printing Office), Erik D. Eldridge, 4 Février 2013
[7] “Interview with Gen. James Mattis, Commander, U.S. Joint Forces Command,” Defense News, Vago Muradian, 23 mai 2010
[8] Narrative, Cyberspace and the 21st Century Art of War, Williams, Brad D., 22 janvier 2017
[9] Analysis of Russia’s information campaign against Ukraine: Examining non-military aspects of the crisis in Ukraine from a strategic communications perspective, NATO Strategic Communications Centre of Excellence, 2014
[10] “The Value of Science Is in the Foresight: New Challenges Demand Rethinking the Forms and Methods of Carrying out Combat Operations” in Voyenno-Promyshlennyy Kurier (VPK) (Military-Industrial Courier), Gen. Valery Gerasimov, Russian General Staff, 26 Février 2013. Selon Gerasimov, les moyens non-militaires incluent « L’utilisation générale de mesures politiques, économiques, informationnelles, humanitaires et autres, appliquées avec des protestations potentielles des populations. »
[11] La manœuvre cognitive est un sous-ensemble de la définition de la manœuvre. Elle exige une compréhension sans précédent de l’environnement opérationnel (OE). Les forces militaires doivent fonder leur manœuvre cognitive sur la façon d’influencer le comportement des individus clés et pertinents dans le domaine humain. Pour exercer une telle influence sur le comportement humain, il faut comprendre la volonté, le comportement passé, la culture, les griefs, les perceptions et d’autres aspects du domaine humain. D’un point de vue militaire, l’intention n’est pas nécessairement de résoudre les conflits ; il peut s’agir de gérer la violence par l’influence, de façonner les conditions d’OE, la dissuasion, la coercition et d’autres moyens.